La colonisation émotionnelle 2
Il y a 3 ans, j’écrivais mon 1er article sur l’inceste. Depuis, je n’en changerais sans doute pas un mot, alors, pourquoi en reprendre le titre ? Je voudrais élargir le propos et même changer de dimension. L’inceste se caractérise par un passage à l’acte au sein d’une famille, mais la « famille » pourrait-elle être plus grande ?
Dans les années 50 un psychiatre : Frantz Fanon, travaille en Algérie. Il est noir – ce qui en l’occurrence n’est pas trivial – et défraie la chronique. Chef de service dans un hôpital psychiatrique, il est fondamentalement humain et considère les « malades » avant tout comme des hommes (son hôpital n’accueille que des hommes) et non, comme trop souvent à l’époque, comme des « moins que cela ». Surtout, très vite, il lie la maladie au traitement reçu par les individus autochtones dans le cadre de la colonisation. Selon lui, la surveillance, la peur et la privation de libertés y-compris de penser dans sa propre langue - progressivement remplacée ou non officialisée - l’enseignement, qui remplace Hannibal par les gaulois, les plus grands savants arabes par Voltaire ou Molière et même Bouddha par Dieu dans d’autres régions, tout cela contribue à mettre le.la colonisée dans des dispositions propres à devenir “fou.folle” tant il.elle est contraint.e et cherche, par disposition naturelle, à s’échapper de cette emprise.
Ce colonialisme là n’existe plus ou presque mais ne revêt-il pas d’autres formes, devenues plus insidieuses mais aux mêmes effets délétères ? Surveillance, peur, privation de liberté, enseignement … Y a-t-il, dans notre monde, un mécanisme qui emploierait les mêmes ressorts sans même les dire ? Afin d’éviter les interprétations erronées, précisons ce dont nous parlons : la colonisation. Selon Wikipedia, il s’agit « d’un établissement humain entretenu par une puissance étatique appelée métropole dans une région plus ou moins lointaine à laquelle elle est initialement étrangère (ex: Carthage) et où elle s’implante durablement. » Notons que l’on peut remplacer le mot « humain » par « animal » ou « émotion », le mécanisme fonctionne toujours. Le colonisé et le colon peuvent être vus comme les membres d’une même famille, celle des humains, dans laquelle l’un s’imposerait à l’autre pour lui inculquer des valeurs qui ne lui correspondent pas et qui s’implantent durablement, le même mécanisme à l’œuvre dans l’inceste.
Ce blog parle de psychologie, pas de politique, cependant, si l’on postule que l’être humain – comme tout système - fonctionne sur la recherche de l’homéostasie et donc sur un besoin de trouver un équilibre naturel, on ne peut s’exonérer des notions de « nature », d’environnement et donc d’écologie - au sens premier du terme et non pas au sens politique. Nous sommes « condamné.es » à respecter notre environnement à commencer par nous-mêmes et donc notre nature au risque, tout simplement, d’en mourir : si je mange continuellement n’importe quoi, si je suis totalement privé.e de relation sociale ou si je fais disparaitre tous les arbres, c’est simple : je meurs.
Pour Rousseau, notre nature est fondamentalement bonne, pour d’autres elle est mauvaise, dans tous les cas, elle est « naturelle », n’en déplaise aux quelques esprits qui se croient augmentés, nous sommes des animaux comme les autres et ne pouvons pas nous extraire de la plupart des mécanismes qui gèrent le vivant. En l’espèce, le mécanisme qui sous-tend le vivant et que le chercheur Olivier Hamant a pu démontrer, est : la robustesse à ne pas confondre avec celui, très développé dans le monde occidental, de « performance ».
La « performance » s’invite dans toute notre vie et justifie tous nos actes : elle est le moteur du système dans lequel nous vivons basé, qu’on le veuille ou non, sur la production, la consommation et toute la chaine logistico-transformatrice pour aller de l’une à l’autre. Chacun.e de nous contribue à sa façon à huiler les rouages de cette belle machine qui a dû inventer la mécanisation, la production de masse, la publicité, le marketing, internet et maintenant l’intelligence artificielle pour sans cesse pouvoir plus vite nourrir sa propre bouche et les nôtres ainsi qu’en digérer les rebus : incinération, tri, exportation, recyclage etc. Le système digestif existe aussi au-dessus de nos têtes.
La performance nous oblige à aller plus vite et mieux, sans cesse et pourtant, dans la nature, elle n’existe pas ou seulement dans les cas extrêmes. Alors pourquoi diable la performance s’est-elle invitée partout ? Parce que le système en a besoin et qu’il cherche son homéostasie. Dans la mesure où nous faisons partie de ce système nous en sommes dépendants et il « s’impose » à nous, il nous colonise. Malgré tout, de la même manière qu’au sein d’un être humain les systèmes digestifs et nerveux peuvent avoir des intérêts divergents les obligeant au « dialogue » ou à la crise (fièvre, vomissement, …), la performance elle aussi se voit contredite par différentes forces celles, par exemple qui mènent à l’éco-anxiété ou au burn-out entre autres.
Je ne suis évidemment pas le seul à le dire, mais il pourrait être intéressant de se demander dans quelle mesure nos esprits n’ont pas été colonisés, au fil des années, par l’injonction de la performance ; de s’interroger sur les milliers de messages (1) reçus chaque jour qui nous disent de consommer et de posséder nous poussant, de l’autre côté à être plus « performant.es » pour pouvoir nous offrir ce que l’on nous vante. Performance qui pas ailleurs est à la fois le créateur et le déclencheur de nombre de maladies qui nous empêchent précisément d’être … performant.es. Une belle séance d’hypnose collective non ? Comme le disait Krishnamurti, déjà cité dans ces pages, « ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté.e dans un monde malade » et cette maladie a un nom : la peur comme le dit de son côté Don Miguel Ruiz, l’auteur des « Quatre accords Toltèques ». Et cette peur a une source : la performance.
Comme le fait la nature, la solution passe par la robustesse qui nous est déjà familière puisqu’elle nous constitue (Voir Olivier Hamant) et cette robustesse passe par l’acceptation initiale de la faiblesse : accepter d’être faible pour être fort.e. Ne serait-il pas temps de nous décoloniser, de l’inceste, comme du reste ?
Faites-le test : prenez l’une de vos qualités ou l’un de vos talents. Imaginez que vous le perdez : vous ne savez plus du tout faire la cuisine par exemple. Et maintenant : cuisinez. Regardez ce qu’il se passe.
# Déshynotisons-nous ?
(1) J’exagère un peu, le vrai chiffre, semble-t-il est de 1.200 ce qui est déjà pas mal (source : fr.statista.com/themes/2756/le-secteur-publicitaire-en-france)