L'égalité ou la non rencontre ?

Aux frontispices de nos établissements publics, il est écrit « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il ne reviendrait sans doute à personne l’idée de remettre en cause cette maxime et pourtant, ne serait-il pas utile à tout le moins de l’interroger ?

J’aimerais ici m’intéresser à l’égalité. Originellement, il s’agit de dire que « tous les Hommes naissent égaux en droit ». Sommes-nous pour autant égaux.ales les un.es aux autres ? N’y a-t-il pas des gens plus forts, d’autres plus rapides, d’autres encore plus manuels ou intellectuels ? Chacun a ses talents, qui peuvent varier dans l’espace et le temps. Non, je le crois, nous ne sommes pas égaux.ales que ce soit dans l’être ou dans le faire. Mon métier d’accompagnement me le prouve chaque jour, au minimum, parce que nous avons chacun.e notre histoire, nous ne sommes pas égaux.ales devant l’expérience que nous faisons de la vie.

Il me semble qu’aujourd’hui, en poussant et déformant ce concept d’ « égalité », nous en venons à gommer les différences : l’étranger doit être « assimilé », le handicapé devient une personne « en situation de handicap », l’aveugle un « non voyant », le nain une « personne de petite taille » et le noir une « personne de couleur ». Notez que tous ces qualificatifs d’une part sont construits sur la base d’un référent « normal » (si une personne est « de couleur » cela présuppose que les blancs n’ont pas de couleur et sont donc une sorte de référence) et d’autre part « éteignent » la particularité des personnes ainsi désignées et nient les différences (dire d’une personne qu’elle est « de couleur » ne dit rien de la couleur en question : jaune, rouge, noire, café au lait ?).

La différence, l’occasion de la rencontre

A la « ferme thérapeutique », parce que c’est aussi mon domicile, il n’y a pour l’instant pas d’aménagements particuliers pour les personnes « en situation de handicap ». Au cours d’une discussion avec des amis, certains m’interrogeaient à ce sujet, me demandant comment je ferai si par exemple une personne paralysée y venait. Bêtement peut-être, je leur répondais que je l’aiderai et mes amis de me répondre : « mais lui.elle, ça va peut-être le.la gêné.e ! ». En effet, peut-être (ou peut-être pas) mais finalement, est-ce un vrai problème ?

En aidant une personne en difficulté – passagère ou pas – ne suis-je pas en train de la prendre en compte dans sa complétude ? Au lieu de faire comme si elle était « normale », égale à moi, ne suis-je pas en train de nier ce qui, à cet instant – et à cet instant seulement - la caractérise : l’incapacité de faire tel mouvement ou de voir tel obstacle ? Et ce faisant, ne serais-je pas, dans une certaine mesure, en train d’empêcher cette même personne d’aller pleinement à la rencontre d’elle-même, y-compris dans ce qu’elle a de plus difficile à vivre ? Et comment dépasser nos faiblesses si nous les nions et si toute la société fait comme si elles n’existaient pas ?

Il est évidemment louable de rendre la vie la plus facile possible à tous ceux.celles qui partagent notre monde avec des rampes d’accès ou des signaux sonores aux feux tricolores mais allons voir où cela pourrait nous mener collectivement si l’on y prêtait pas garde. Puisque ces personnes deviennent « normales », ne sommes-nous pas en train de les « oublier », d’oublier cette différence indéniable au motif qu’elle ne doit pas être nommée et, à plus forte raison, pointée ? Ne risquons-nous pas d’oublier l’essentiel : prêter attention à notre prochain, handicapé.e ou pas, quand il.elle est en difficulté, fut-t’elle chronique ?

Si je ne prête pas attention à un.e aveugle qui traverse la route puisqu’il.elle peut très bien se débrouiller avec les signaux sonores et sa canne, pourquoi prêterais-je attention à un.e dépressif.ve ? A force de rendre l’autre « normal.e », « égal.e », coûte que coûte, ne risque t’on pas de ne plus voir sa singularité, ses différences, et finalement, d’en avoir peur parce qu’on ne sait plus les « gérer » émotionnellement ? N’est-ce pas à force de rendre tout le monde « égal » que nous créons des communautarismes, réagissant à la normalisation par l’affirmation de la différence et la constituant en groupes, eux-mêmes « normés » pour se protéger de cette différence dont on leur fait le reproche individuellement ?

Combien de mes clients se demandent si ce qu’ils font, sont ou disent est « normal », essayant de se comparer aux autres ? Cherchant désespérément à ne pas sortir du lot, comme si nous devions être identiques à l’autre, ne surtout pas être remarquables. « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris » disait Oscar Wilde, ça a l’air simple comme ça mais il n’y a sans doute rien de plus difficile : accepter sa propre différence, accepter ses incohérences et ses contradictions, comme si, à l’intérieur de nous-même, il y avait tout un univers de personnages qui vivent ensemble et sont parfois en désaccord. Accepter ses désaccords ne veut pas dire qu’il faille s’en contenter, simplement qu’il n’y a qu’en acceptant de les voir que l’on peut y travailler pour les changer si cela ne nous convient pas, c’est le premier pas sans lequel rien ne peut advenir.

Je me demande si, à force de tous.tes vouloir devenir égaux.les, nous n’en finirons pas ne plus rien avoir à découvrir chez l’autre qui sera devenu.e identique à nous-même, un peu comme des appartements Airbnb, décorés de la même façon de New York à Paris et du Cape à Tokyo pour plaire au plus grand nombre.

Nombre d’entre nous refusent d’être en colère ou triste, il faut savoir « gérer ses émotions » parait-il. Mais quand je refuse ma tristesse, ne suis-je pas en train de nier la partie de moi qui, à cet instant, n’est pas heureuse, celle qui n’est pas dans la « norme » à laquelle je serais censé me conformer ? Ce qui se passe dans la société est à l’image de ce qui se passe en nous : bien sûr nous pouvons et devons faciliter la vie de l’autre, mais à trop nier ses spécificités, on risque de nier jusqu’à sa personnalité qui est le fruit d’un ensemble, à le rendre « normal », on ne fait plus attention ni à sa souffrance ni à l’énergie formidable qui, bien souvent en découle ? En ne regardant pas nos propres difficultés ou nos plus beaux talents, nous évitons de nous rencontrer tel.les que nous sommes. On ne peut pas échapper à soi-même ! Chacune de nos émotions, chaque partie de nous a les mêmes droits que l’autre mais chacune d’elles n’est pas égale à l’autre.

# Déshypnotisons-nous

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Toi, moi et la relation