Changement de carpe
Il se trouve que chez moi, il y a un petit étang et un plus grand. Dans l’un comme dans l’autre il y a des carpes. Pour différentes raisons, j’ai dû condamner le petit étang. Il m’a donc fallu déménager les carpes qui y étaient depuis une bonne vingtaine d’années.
On peut imaginer ce qu’il se passe dans une tête de carpe qui vit paisiblement dans un étang depuis tant d’années. Sa mare est de bonne taille, les herbes y sont grasses et appétissantes, l’eau est claire et elle vit là avec l’une de ses congénères. Tout semble être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Elles ont toujours vécu là, pourquoi changer puisque tout est parfait d’autant que, de l’autre côté de la surface de l’eau, elles distinguent parfois de la neige et les arbres semblent souffrir du vent, elles voient même parfois des chiens et des êtres humains qui ont l’air dangereux, on raconte même que, dans le passé, ces êtres humains les bernaient avec de la nourriture pour les arracher de leur paradis. Décidément, on est ici à l’abri, convenablement nourries et la température est quasi constante pourvu qu’on aille parfois un peu au fond, pour rien au monde elles ne voudraient changer.
Un jour d’automne, un homme rentre dans l’étang, il n’a visiblement peur de rien et s’enfonce dans la vase sans s’en soucier. Il est armé d’une énorme épuisette et poursuit les carpes, la peur les saisie, elles tentent de fuir, se débattent, mais doivent finalement déposer les armes. Prises dans le filet, puis transvasées dans une bâche, elles respirent difficilement, l’air leur brûle les poumons. Elles croient mourir et tout perdre, tout ce à quoi elles croient et tiennent. C’est la fin.
Quelques minutes plus tard l’homme se rapproche d’un autre étang et les y relâche … “Pourquoi diable nous avoir arracher à notre ancienne étendue d’eau si c’est pour nous mettre dans une autre ?” pensent-elles. Et ici, vont-elles trouver à manger, l’eau sera-t-elle à la bonne température ? Pourront-elles discuter comme avant et flotter des heures durant à regarder le ciel ?
Rapidement, elles fuient et s’aperçoivent du même coup que là, il y a beaucoup plus d’eau non seulement en surface mais aussi en profondeur, qu’elles peuvent s’y cacher et s’y reposer à l’abri des regards et des hommes, on dirait presque ce dont elles ont entendu parler une fois : l’océan ! Il y a d’autres poissons beaucoup plus petits, plein d’herbes délicieuses qu’elles ne connaissaient pas et, comble : quatre autres carpes tout à fait charmantes avec qui elles trainent toute la journée à regarder le ciel. Ici, tout est comme avant mais en mieux : moins de peur, plus de nourritures, plus de liberté et de nouvelles amies.
Que regardons-nous pour avoir peur de changer : ce que nous croyons abandonner ou ce que nous allons gagner ? Sur quoi voulez-vous porter votre regard ?