Vivre la mort !

“Il est parti”, “elle n’est plus là”, “il a disparu” : elle est là, mais elle est à peine suggérée, elle rôde entre nos mots, invisible, non nommée, cachée dans nos peurs de la désigner. Tout le monde en parle mais personne ne veut la voir laissant notre imaginaire s’en nourrir et créer des fantômes bien plus effrayants encore. Elon Musk voudrait même l’éradiquer ! La mort nous poursuit et nous précède, elle nous entoure et pourtant, elle n’existe plus.

Lorsque je me suis installé là où je vie maintenant – à la campagne après cinquante ans dans les grandes villes – j’ai immédiatement été accueilli par la mort : en nettoyant le vieux poêle qui était là, j’ai trouvé dans le tuyau une buse, séchée, morte sans doute depuis longtemps : bienvenu dans la vie.

Ne pas nommer donne de la force à ce que l’on ne nomme pas.

En ne nommant pas la mort, en ne l’appelant pas par son nom, nous lui donnons tout loisir de faire grandir la peur qu’elle génère. Regardez les meilleurs films d’Hitchcock ou les bons thrillers, rien de tel pour nous faire peur que de suggérer, ne surtout pas montrer. Pourquoi ? Parce que notre imaginaire est bien plus puissant que n’importe quelle image. Depuis l’avènement du cinéma et de la télévision, la mort est omniprésente : les films nous montrent des morts par dizaines mais, la plupart du temps, nous savons qu’il s’agit de cinéma et de ketchup, malgré tout, une certaine mort est banalisée, en nous en abreuvant, elle devient invisible. La télévision quant à elle, ne nous montre pas les morts mais nous les fait imaginer, nous prévenant parfois que « ces images peuvent être insoutenables » et nous montrant le pied d’un cadavre. La « vraie » mort n’est pas montrée, bien trop choquante. Ce qui nous fait peur n’est pas ce que nous voyons mais – bien pire – ce que nous imaginons : les images deviennent une menace pour nous même, une menace d’autant plus effrayante que nous sommes totalement désarmés. Que pouvons-nous faire individuellement pour empêcher une bombe de nous tomber sur le coin du nez ou pour influencer une quelconque décision politique ? Pour l’immense majorité d’entre nous : rien.

Mes parents sont morts, ils ne sont pas « partis » ni « disparus ». En la nommant, je la rends plus « exacte », plus palpable, la place donnée aux fantasmes est plus petite. Comment reconnaitre quoi que ce soit sans le nommer ? Pourquoi ne pas changer « alcoolisme » par « ACA » (qui serait l’Abus Chronique d’alcool) ou le tabagisme par « constant suçage de batônnets incandescents » ? Nous n’arriverons pas à éloigner de nous nos peurs en les maquillant avec des mots plus agréables : à la fin, la mort arrivera, quel que soit le nom que nous lui donnerons, en revanche, en l’appelant par son nom, elle nous fera certainement moins peur et nous surprendra moins.

Comment faire le deuil d’une personne qui est “partie” ou qui a “disparue” ? Puisqu’elle n’est pas vraiment morte, elle est seulement “partie”, nous n’avons même pas de raison d’en faire le deuil. Bien sûr, au fond, chacun.e de nous sait très bien que c’est fini, mais là encore, en ne nommant pas les choses telles qu’elles sont, on se complique la tâche.

Mourir continuellement ?

En acceptant de nommer les choses, je crois qu’il est plus facile de les vivre. D’un point de vue plus thérapeutique, nous passons notre vie à mourir : lorsque nous naissons, d’une certaine manière, le fœtus meurt, lorsque nous passons une dizaine d’années, l’enfant meurt et tout le processus de la vie va ainsi. Mais quand l’arbre meurt, c’est toute une vie qui nait (insectes, champignons et d’autres arbres constitués de cet arbre mort). Quand nous mourrons, à chaque instant de notre vie, c’est un passé de nous qui disparait, mais en même temps, ce passé nous constitue et nous construit plus fort pour l’instant d’après.

Quand vous allez voir un psychothérapeute pour un mal-être quelconque, que demandez-vous ? Que cela cesse, que cette partie de vous qui vous fait souffrir, disparaisse une fois pour toute … qu’elle meurt. Parmi mes formateurs, il y en avait un qui nous disait que toute thérapie est un deuil : celui de l’alcool, du tabac, de la peur de l’autre ou de ne pas être aimé.e.

Mourir, c’est se donner la possibilité de renaître, sous une autre forme. Je ne parle pas ici de la mort physique qui renverrait à nos croyances individuelles, mais à la mort de chaque instant : quand, à la suite d’un événement, agréable ou pas, nous changeons, quelque chose en nous est mort et très souvent, cette mort est libératrice.

La mort selon moi, loin d’être un problème est une bénédiction. Elle nous permet de changer, d’être (à) nouveau, libéré.es de ce que nous décidons de laisser derrière nous. Elle nous permet surtout de n’être pas planté.es dans l’éternité à ne plus rien attendre. Ne croyez-vous pas qu’en ne nommant pas, nous tentons – en vain – d’éloigner non pas le mal en lui-même, mais la peur du mal, que nous espérons que le non nommé ne passera pas vraiment par nous puisqu’il n’a même pas de nom ? Rappelez-vous du cyclope aveuglé par Ulysse, quand on lui demande qui lui avait fait ça, il répond « personne », car c’est ainsi qu’Ulysse s’était présenté. « Personne » et pourtant, son unique œil n’en était pas moins crevé.

Aujourd’hui, dans les villes, le moindre pigeon mort disparait au petit matin sous les jets des nettoyeuses, nos morts ne sont visibles, dans une salle au sous-sol d’un hôpital, que quelques minutes et les corbillards roulent discrètement dans les rues, plus personne ne se découvre à leur passage, ils sont gris comme nos voitures et se fondent dans le trafic. La mort voudrait ne plus exister mais en la regardant et en l’acceptant, ne rendrions-nous pas nos vies plus belles et plus intenses ?!

# Déshypnotisons-nous

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